Le destin tragique des chiens de guerre voués au sacrifice ultime.
Pendant la Seconde Guerre mondiale, des chiens furent dressés pour accomplir l’une des missions les plus redoutables : devenir des armes vivantes contre les blindés ennemis. Connus sous le nom de chiens anti-chars — собаки-истребители танков ou противотанковые собаки en russe, Panzerabwehrhunde ou Hundeminen ( chiens-mines ) en allemand — ces animaux étaient utilisés pour porter des explosifs jusqu’à des cibles militaires. Entre 1930 et 1946, l’Armée rouge soviétique mit en place un programme d’entraînement intensif, avec un usage opérationnel concentré entre 1941 et 1943, sur le front de l’Est. Initialement formés pour déposer une bombe à retardement avant de revenir, ces chiens finirent par être sacrifiés dans l’explosion, la charge étant déclenchée à l’impact.
L’idée d’utiliser des chiens à des fins militaires fut validée dès 1924 par le Conseil militaire révolutionnaire de l’URSS. Les chiens étaient employés dans des missions variées : sauvetage, transmission de messages ou de médicaments, détection de mines, transport de vivres ou de blessés, soutien aux combats. À partir des années 1930, le concept de « mines vivantes » fut développé, avec la création d’explosifs adaptés. Une première école spécialisée fut ouverte dans l’oblast de Moscou, bientôt suivie de douze écoles régionales, dont trois entièrement dédiées aux chiens anti-chars. Le Berger Allemand était la race privilégiée, en raison de ses capacités physiques et de sa facilité de dressage, mais d’autres races furent également utilisées.
Unité de chiens anti-chars
Au départ, les chiens devaient transporter une bombe fixée à leur dos, atteindre une cible immobile, tirer une sangle avec les dents pour libérer la charge, puis revenir. L’explosion était déclenchée par minuterie ou à distance, mais ces méthodes échouèrent : les chiens paniquaient, revenaient parfois avec la bombe, mettant leurs dresseurs en danger.
Le programme fut donc modifié : les explosifs étaient désormais déclenchés à l’impact. Les chiens étaient entraînés à chercher tout char ennemi. Affamés, ils étaient conditionnés à trouver leur nourriture sous des véhicules. Les chars étaient d’abord à l’arrêt, puis on ajoutait bruits de moteurs et tirs à blanc pour simuler le champ de bataille.
Chaque chien portait deux sacoches contenant une mine de 10 à 12 kg. Un levier de bois dépassait du harnais : lorsqu’il touchait la partie inférieure du char, l’explosion se déclenchait, visant la zone vulnérable du châssis.
Chien anti-char et son dispositif explosif sur le dos
Le premier groupe de chiens anti-chars fut envoyé au front à l’été 1941 : 30 chiens, 40 dresseurs. Les résultats furent mitigés. Les chiens, habitués à des chars immobiles, étaient désorientés face aux véhicules en mouvement. Certains attendaient qu’ils s’arrêtent, mais étaient abattus avant. D’autres, affolés par les tirs, revenaient vers les lignes soviétiques… causant des explosions mortelles. Des ordres furent donc donnés aux dresseurs d’abattre tout chien revenant en arrière.
Sur les 30 chiens du premier envoi, seuls quatre réussirent à toucher des chars allemands. Six explosèrent dans les lignes russes, provoquant morts et blessés. Trois furent tués par les Allemands, qui purent étudier leur équipement. Un officier allemand qualifiera plus tard ces chiens de « mesure désespérée et inefficace ». La propagande nazie s’en empara pour dénigrer l’Armée rouge, accusée de remplacer les hommes par des chiens.

Photo de propagande allemande légendée :
« Un dangereux transfuge : un chien avec une mine. Une invention particulièrement malveillante des Soviétiques : les "chiens mines". Plusieurs kilogrammes d’explosifs, reliés à un levier de contact dressé, étaient fixés sur le dos des animaux avant qu’ils ne soient dirigés vers les lignes allemandes. Ont-ils été dressés à viser les chars – peut-être comme ultime recours pour arrêter les vagues d’acier allemandes en progression ? Quoi qu’il en soit, nous ne craignons pas les 2 à 3 kg d’explosifs avec levier de contact fixés sur le dos de ces animaux. »
Image du front de l’Est, 15 février 1942. L’attaque contre les Soviétiques...
Autre échec majeur : les chiens avaient été formés avec des chars soviétiques roulant au diesel. Les chars allemands utilisaient de l’essence, et l’odorat très développé des chiens les poussait vers les véhicules russes.
L’efficacité du programme reste vivement débattue. Les sources soviétiques évoquent 300 chars allemands détruits, mais ce chiffre est jugé exagéré par plusieurs historiens. Certains succès ponctuels sont néanmoins documentés : six chiens auraient endommagé cinq chars près de Hlukhiv ; 13 chars détruits près de l’aéroport de Stalingrad ; 16 chiens auraient mis hors d’état 12 blindés lors de la bataille de Koursk, à Tamarovka et Bykovo.
Les Allemands adoptèrent rapidement des contre-mesures : il fut ordonné à tous les soldats de tirer sur les chiens dès qu’ils étaient aperçus, car les tirs de canon depuis les chars étaient inefficaces contre des cibles aussi petites et mobiles.
Chien anti-char et son dresseur, tués au combat.
Dans son livre Hitler Moves East, l’ancien SS Paul Karl Schmidt rapporte un épisode survenu près de Karatchev :
« Deux jours après une avancée réussie, la 18e division blindée du général Nehring vit sa progression brutalement freinée. Les chars venaient de réduire au silence les positions soviétiques. La 9e compagnie atteignit les faubourgs nord en traversant un champ de maïs.
L’ordre fut donné : "Tous à moi. Alignez-vous à droite. Halte. Coupez les moteurs."
Soudain, deux bergers allemands surgirent du champ. Ils portaient un harnais. Le radio s’étonna :
— Que transportent-ils ?
— Des messages… ou ce sont peut-être des chiens sanitaires, suggéra le tireur.
L’un des chiens se glissa sous le char de tête. L’explosion projeta une gerbe de flammes. Le sous-officier Vogel comprit :
— Le chien ! Le chien !
Le tireur visa le second chien. Il tira deux fois sans succès. Une rafale de mitrailleuse fit chuter l’animal. Lorsqu’on s’approcha, il respirait encore. Une balle de pistolet mit fin à ses souffrances. »
Dès 1942, le programme perdit en importance, concurrencé par l’apparition de nouvelles armes antichars, plus efficaces. Les écoles se réorientèrent vers la détection de mines ou le transport.
Le 28 mai 2011, un monument fut inauguré à Volgograd pour honorer ces chiens sacrifiés. Conçue par l’architecte Nikolaï Karpov, la sculpture repose sur un socle de granit. Le chien représenté rappelle le berger d’Europe de l’Est, sans reproduire une race précise, pour symboliser tous les chiens impliqués. Sur la plaque, on peut lire : « Dédié aux destructeurs de chars fascistes. Bataille de Stalingrad 1942 – 1943 »